Casa Moonrise

ROSA ROMANZA ROJA
« Si je dis que ce truc est jaune, tu dis que c’est jaune même si c’est rose, compris ? » Il répète souvent cette phrase en hurlant ou en serrant les dents. Il ne supporte pas qu’on le contredise, en fait. Ensuite, il dit que c’est de ma faute s’il s’énerve. Si je n’accepte pas de reconnaître mon tort, il s’en va plusieurs heures ou même des jours. Je reste seule à pleurer, à craindre de l’avoir perdu, à me refaire la scène et voir ce que j’aurais pu faire mieux. Des fois, s’il a vraiment hurlé trop fort, il m’offre des fleurs le lendemain en s’excusant tout penaud. Dans ces moments, je suis confuse : je veux croire qu’il est sincère et il me fait de la peine, je me sens affreusement soulagée, c’est fou, et je m’excuse du coup même parfois. Et en même temps ça me fait l’effet d’une gifle, comme s’il me forçait à accepter la pilule. C’est déjà arrivé plusieurs fois. Ça me surprend toujours quand il recommence à péter les plombs, en vrai. Chaque fois, je crois vraiment que ce sera la dernière et qu’il a enfin compris. Chaque fois, il s’emporte à la moindre contrariété. Il dit que c’est l’amour, mais je crois que c’est plutôt une volonté de dominer et d’avoir du pouvoir sur moi. Ça me fait peur, et ça me rend triste. Très fâchée aussi, sur le moment, mais ça ne dure pas. J’aimerais réussir à rester en colère contre lui.
M, 18 ans

SACRIFICES
Je ne voyais pas ma mère comme une victime. Je me disais qu’il avait raison, qu’elle était fatigante et que lui, il avait mauvais caractère. 50-50, quoi. A dix-huit ans, en voyant cette photo prise quand j’avais onze ans, j’ai compris. Elle aussi, elle a vu là sur le papier glacé la réalité de notre quotidien, elle qui restait avec mon père pour moi et mon frère, pour la famille. Il nous terrifiait, et c’était imprévisible. J’entends encore ses insultes, qui continuent de répandre leur venin comme un comprimé retard. Maman s’excusait de son état, lui trouvait des excuses. Je pensais souvent qu’il allait la tuer et ce jour, je le lui ai dit. Elle a compris que ces moments se gravaient dans nos mémoires d’enfants, immortalisés comme la photo. Il lui était devenu impossible de croire qu’elle restait avec lui pour nous. Ce jour-là, elle a pris sa décision, pour nous et pour elle. La meilleure de sa vie : se reconnaître victime pour pouvoir devenir survivante. Je me suis quand même retrouvée dans le même genre de situation avec le père de mes enfants des années après…
J, 40 ans

LE ROUGE DE MA LÈVRE
Cela a duré presque trois ans. J’avais 27 ans. Il était beau, intelligent, talentueux, et il me vouait une adoration totale. Il payait mes factures, il était aidant pour les tâches ménagères, avec mes enfants. C’était très enveloppant, à tous les niveaux. Des drapeaux rouges étaient pourtant présents dès le début, mais j’avais des oeillères. Il était maladivement jaloux et beau-parleur. Il y avait des lieux qu’il considérait « à risques », car favorisant la drague. J’ai arrêté d’y aller, car je voulais qu’il se sente en confiance avec moi. Je l’aimais tant ! Il a réussi à me convaincre qu’on vivait un truc si précieux que je devais éviter tout risque de rencontre amoureuse, donc qu’il fallait mieux ne pas voir mes amis masculins. J’étais pas d’accord, mais en fait j’ai quand même espacé mes rencontres avec eux. Je me suis isolée de plus en plus, car il voyait tout et tous comme une provocation. La dernière année, je ne pouvais plus m’habiller comme je voulais. Il m’a même montré un documentaire pour me démontrer que mettre du rouge sur ses lèvres, c’est une manière pour les femmes de signaler aux hommes leur disponibilité et leur recherche d’un rapport sexuel. Mon entourage proche ne le supportait plus, et donc je n’osais même plus parler de ce que je vivais avec ma famille et mes amis. J’avais trop raconté sans passer à l’action. Pendant ses crises, il commençait à trembler, à hurler, à s’effondrer. Ma limite, ça a été la violence physique. Le premier coup a été le dernier. Et je me dis que tant mieux, car s’il n’y avait pas eu cet incident, je ne me serais pas barrée.
D, 36 ans

MICRO-VIOLENCES SUR L’HERBE
« Le pire, c’est quand il raconte des trucs intimes sur toi devant tout le monde sur le ton de la rigolade. J’ai envie de lui faire ravaler sa phrase et ses sourires. Toi tu te tais pour ne pas passer pour une fille trop sensible, trop susceptible. Pour pas qu’il renchérisse, aussi. Je te vois te rapetisser, te tasser. Je t’ai entendue demander aux autres de pas lui resservir à boire mais personne ne t’écoute. Eux, ils voient une rigolade, moi, je vois une humiliation. Se moquer de toi, de tes faiblesses, de tes blessures, de tes espoirs, c’est nul. Oublie le troupeau. C’est facile de s’amuser de son état alcoolisé quand il te vomit à la figure. Ce n’est pas toi qui n’as pas d’humour, c’est lui qui a besoin de t’écraser pour se rehausser, c’est lui qui abuse. Arrête de t’effacer pour le laisser prendre toute la place. Arrête d’essayer de le protéger. Ce n’est pas à toi de t’excuser, de prendre sur toi. Le silence profite toujours à l’agresseur. Je te vois, je t’entends et je ne peux plus me taire. Tu n’es pas seule»
Lettre de A, 36 ans à son amie I, 38 ans

MON E-CORPS EST AUSSI MON CORPS
J’ai mis six mois à comprendre que ce qu’il me demandait n’était pas normal. J’avais quatorze ans, lui dix-sept. Au début, il me disait que j’étais parfaite. Mon corps, mes cheveux, mes habits, ma voix, même mes défauts : tout lui plaisait. Après, il a commencé à critiquer de plus en plus mon physique. Il me comparait à ses ex, ce qui avait pour effet que je m’efforce toujours d’être disponible, souriante, d’être « à la hauteur ». Il m’appelait quasiment 24h/24. Il me disait d’aller dans ma salle de bain, de me dénuder et d’activer ma caméra. Il disait : « Si tu ne peux pas me donner ce dont j’ai besoin, ce n’est pas grave mais je devrais aller le chercher ailleurs. Tu ne pourras pas m’en vouloir ». Comme je ne voulais pas qu’il me quitte, j’ai cherché à le satisfaire. Il était entré dans ma tête, il gouvernait mes faits et gestes, comme si j’étais une poupée. Quand j’arrivais à ne plus lui répondre, il me harcelait de messages, puis me disait qu’il fallait se séparer, qu’il ne voulait pas me faire de mal. Il arrêtait de me répondre. Je le suppliais de ne pas m’abandonner. J’avais l’impression d’être une toxicomane : je courais après ce qui me faisait du mal. Jusqu’à ce que je développe des crises d’anxiété. Mon corps a dit stop. J’ai dû le bloquer puis changer de numéro pour être sûre de ne plus le contacter.
J, 16 ans

MATER DOLOROSA
Tout d’un coup, ce jour-ci, là, dans le regard de ma mère, je me suis vue comme lui. Le petit venait de naître. Après avoir été victime d’abus et de maltraitance de la part de mon mari et de sa famille pendant huit ans, j’étais devenue moi aussi violente. Ils m’avaient humiliée, rabaissée, insultée, intimidée. Je n’avais plus de culpabilité, j’avais commencé à me défendre et me comporter comme eux, sans limites. J’étais devenue horrible, alors que je déteste la méchanceté. C’était moi l’agresseuse aux yeux de ma belle-famille, du coup. En fait, j’étais à bout. Un soir, j’ai carrément pris un couteau. Parce que je ne pouvais plus parler un autre langage avec lui, c’est le seul qu’il connaissait. Ma mère était en visite chez nous et elle m’a regardée, choquée. Je lui ai tout expliqué. Je lui ai demandé son consentement pour rompre le mariage et elle me l’a donné. J’ai trouvé la force de partir. Pas comme ma cousine qui n’a pas survécu au poids du mariage et qui a fini par se jeter par la fenêtre. Le regard de ma mère m’a sauvée.
G, 37 ans

DEVENIR TRANSPARENTE
J’avais envie de me séparer tous les jours depuis dix ans mais je concluais que c’était trop compliqué avec les enfants, la maison, le chien, etc. Je me raccrochais aux bons moments, sauf qu’au quotidien il me rabaissait souvent, parfois subtilement. Il m’en voulait de ce que j’étais devenue et réussissais, il critiquait ma famille et mes amis. Sans m’en rendre compte, j’avais perdu ma personnalité, mon auto-estime, je calculais tout en fonction de lui, je n’osais plus rien dire et faire sans me questionner sur sa réaction. Je ne réglais plus aucun problème avec lui car j’avais peur qu’il s’énerve. Des fois, je n’arrivais pas pour autant à me taire face à son comportement, donc les crises étaient fréquentes. Le déclic, ça a été un soir vers 22h. Je m’étais fâchée avec ma fille de quatorze ans, car elle n’avait pas fait ses devoirs. Alors que j’étais en train de trouver un accord avec elle, il est sorti de la chambre et il est intervenu en hurlant sur elle. J’ai tenté de m’interposer, d’expliquer que je gérais, mais en vain. Il s’est moqué de ma voix stridente, disant que j’étais le chien de ma fille et il l’a giflée. J’ai compris que j’étais devenue transparente, qu’il ne me considérait pas, qu’il n’en avait rien à fiche de moi et que je n’avais plus aucune valeur à ses yeux. Quand elle m’a dit que ce n’était pas la première fois, j’ai décidé de mettre fin à notre couple. Ce que j’avais accepté pour moi, j’ai refusé de l’envisager pour ma cadette. C’était allé trop loin.
K, 49 ans

MES YEUX, SON REGARD
Un regard pouvait totalement la déstabiliser, alors imaginez une conversation. Elle entrait dans une fureur totale, retournait la situation, et je terminais par me sentir coupable d’avoir regardé un·e inconnu·e ou un·e ami·e. Je me retrouvais à la rassurer, la consoler, m’excuser. Je n’osais plus sortir avec elle. Je n’osais plus regarder autour de moi, par peur de croiser les yeux de quelqu’un·e et de devoir ensuite affronter une nuit blanche de discussions, de pleurs et de cris. Je perdais ma dignité à chaque concession que je faisais avec moi-même pour la ménager. Au début, elle se rendait compte qu’elle exagérait et elle s’excusait, mais avec le temps, elle a cessé de demander pardon. Elle se contentait de faire la tête après ces épisodes, jusqu’à ce que je revienne à elle. Ou alors elle me bombardait d’amour et d’appels, et me demandait ma localisation, avec qui j’étais. Par peur d’un nouveau conflit après ce retour au calme, je n’arrivais pas à m’opposer à son contrôle et, si je le faisais, elle le prenait mal. J’ai fini par entrer dans un mutisme total, ce qui l’énervait encore plus. Je n’avais plus envie de faire l’amour. Un jour, elle m’a envoyé un coussin à la figure pour chercher une réaction et je suis partie.
T, 25 ans

VERTIGE AU PLUS BAS
S’il y a une chose qui m’étonne dans ce monde, c’est comment cet homme a réussi à me cacher sa vraie facette avant notre mariage. Il était tellement doux, respectueux, attentionné. Il écrivait à mes parents, il leur parlait bien de moi, il ne criait jamais, il me gâtait. Petit à petit, une fois que j’étais officiellement « sa » femme, il a commencé à me traiter comme une chose et à ne plus supporter aucune contrariété. J’avais l’impression d’avoir une autre personne en face de moi. Quand il s’énervait, il devenait très laid et effrayant. Il ne fallait pas que les enfants pleurent ou que le repas soit en retard. Et si je répondais à ses insultes, il me fonçait dessus. Les fenêtres, je les fermais dès qu’elles étaient ouvertes. Je cachais les couteaux, les fourchettes, même les coussins. Je n’étais jamais tranquille, je dormais à peine. Il me répétait tout le temps qu’il allait me jeter dans le vide, qu’il n’avait pas peur de la prison. Pour lui, ou on est avec lui, ou on est contre lui. Quand mon fils avait quelques mois, il pleurait mais après, à trois ans, il a commencé à s’interposer. Je ne supportais plus de le voir crier et supplier son père de ne pas me faire de mal. Dès que j’entendais les clés dans la porte, j’avais des palpitations au coeur et ça dure encore, même après que je sois partie. Dès que je vois son nom ou j’entends sa voix, je crois mourir.
C, 34 ans

SA MAIN SUR MA VIE
Mon enfant a cinq ans. Dès la grossesse, son père a commencé à devenir violent avec moi. Comme je suis sans-papiers en Suisse, je vivais dans un appartement qu’il louait à son nom, et en échange je faisais le ménage et les repas pour lui. Sa violence est devenueconstante, et encore pire quand il buvait de l’alcool. Avant que je sois enceinte, il ne buvait presque jamais en ma présence. Moi j’ai peur des gens qui boivent beaucoup et qui sont agressifs, alors je m’enfermais aux toilettes quand il criait. Les insultes, ça a fini par ne plus me faire mal. Mais quand il me disait « Va chercher ton père », c’était trop douloureux. Parce que je ne l’ai jamais connu, mon père, et il le savait, lui, que c’est une blessure pour moi. Des fois, il disait ça devant les gens aussi, ça me faisait honte. Il parlait comme si je n’existais pas ou que je n’avais pas de sentiments. Il disait que je ne savais pas être une bonne mère. Et puis un jour, il a pris mon enfant à la sortie de l’école et il l’a emmené dans son pays. Je l’ai dénoncé et il est en prison, mais il refuse de dire où il a laissé l’enfant. Je ne peux pas partir le chercher car je n’ai pas de permis de séjour. Je ne pourrai jamais pardonner. Ma douleur est immense. Cela fait presqu’un an que je ne vois pas mon petit.
P, 43 ans

LA LIMITE
Mon histoire, c’est l’exception. J’ai 62 ans. Mon mari est entré dans une dépression il y a cinq ans, et il a commencé à devenir extrêmement manipulateur et maltraitant psychologiquement. Quand il s’énervait trop fort, il m’imposait son silence ou son absence plusieurs jours. Il inversait les responsabilités et changeait le récit, en affirmant que j’avais dit ou fait des choses alors que ce n’était pas vrai. Après deux ans, j’ai décidé de me séparer suite à une crise où il a été extrêmement insultant et menaçant, et où il a cassé des objets. C’est grâce à des témoignages de victimes ou de thérapeutes sur les réseaux sociaux que j’ai conscientisé que ses agissements étaient de l’ordre de la violence psychologique. Je suis allée vivre chez ma fille, j’ai officialisé notre séparation avec les mesures de protection de l’union conjugale. J’étais déterminée. Cette limite a été salvatrice. Mon mari, sous le choc, a pris sa vie en main. Il a arrêté l’alcool, commencé une thérapie, baissé son temps de travail, présenté des excuses. A ce jour, tout se passe bien. Personne ne s’y attendait, et force est de constater que ce genre de cas sont rares, mais je suis convaincue que c’est la limite que j’ai posée très fermement qui a permis cette prise de conscience et ce changement de comportement chez lui.
C, 62 ans

RE-RESPIRER
Il a commencé à me dénigrer devant nos amis, qui ne disaient rien. Insidieusement, je me suis éteinte, ma confiance en moi s’est brisée. Son emprise était phénoménale. Il traitait mieux son chien que moi. Je jouais un rôle, je faisais semblant d’être heureuse mais je mesurais de plus en plus quoi dire et ne pas quoi dire. Je marchais sur des oeufs. Quand je réagissais quand même, il me rabaissait avec tellement de mépris que je n’avais aucune envie de faire l’amour quand nous rentrions à la maison. Mais lui, il insistait. Je finissais par obtempérer pour pacifier la situation, pour pouvoir ensuite dormir. Je ne me rendais pas compte que c’était du viol, mais je me forçais à me soumettre à un rapport sexuel non consenti pour le calmer. Cela a fini de m’anesthésier. Je ne pouvais plus me regarder dans le miroir. Une fois, j’ai résisté, et il est devenu si violent que j’ai dû partir. J’aurais pu le tuer. Ça été mon temps T. C’était trop lourd à porter du haut de mes 24 ans. Sur sept ans de relation, j’en ai mis trois à me remplumer, pour partir et sauver ma peau. Il m’a fallu des mois ensuite pour me reconstruire, et je continue encore à être sur-réceptive et sur-sensible aux conflits. Mais j’ai compris que mes choix déterminent mon bonheur. Il faut prendre acte quand cela ne sva pas.
V, 50 ans